Au lendemain des premières élections démocratiques en Tunisie, et suite aux débats politiques houleux qui ont eu lieu au sein de l’Assemblée Nationale Constituante, a été promulguée la loi constituante numéro 2011-6 du 16 décembre 2011 portant sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics. Cette loi fortement controversée[1], a pourtant posé les jalons de ce qui allait devenir une condition sine qua non à la réussite de la transition démocratique en Tunisie, ou du moins l’a-t-on présenté de la sorte[2].
En effet, un chapitre entier de la loi constituante a été réservé à la notion de justice transitionnelle, ce qui présageait de l’importance accordée à ce concept nouvellement introduit dans le corpus normatif tunisien. L’article 24 inclut dans ce chapitre prévoyait la promulgation, par l’Assemblée Nationale Constituante, d’une loi organique sur la justice transitionnelle, ses principes et son domaine de compétence. A suivi la création d’un ministère des droits de l’Homme et de la justice transitionnelle en vertu du décret 2012-22 du 19 janvier 2012 qui prévoit que ce dernier est chargé de deux grands axes de travail en matière de justice transitionnelle. Le premier axe se rapporte à la délimitation du cadre juridique de cette dernière et à l’indentification des mesures nécessaires à sa mise en œuvre. Le second consacre les devoirs que le ministère doit aux victimes de l’ancien régime, en statuant qu’il participera à leur réadaptation et qu’il veillera à la divulgation de la vérité quant aux exactions passées et à la détermination des responsables.
Il transparait néanmoins que ni la loi portant sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics ni la loi portant création du ministère des droits de l’Homme et de la justice transitionnelle, n’ont pris la peine de définir ce qu’ils entendaient par ce terme clé ni de déterminer sa portée concrète. Chose qui explique la frustration des Tunisiens, qui ont attendu depuis l’avènement de la révolution des procès historiques à l’encontre des figures de l’ancien régime. Procès, qui n’ont toujours pas eu lieu. Il est clair aussi que l’ambiguïté autour de ce terme en a fait perdre tout l’intérêt pour les citoyens lambda, car ne sachant plus vraiment à quoi s’attendre ni en quoi cela changerait leurs conditions de vie de plus en plus difficiles à assumer[3].
Que ce soit par le biais d’une mauvaise volonté politique ou tout simplement à cause de l’adoption d’une mauvaise technique de communication, la justice transitionnelle en Tunisie est devenue une affaire d’élite, tout à fait inaccessible au commun du peuple. Il parait donc judicieux d’expliquer les principes et standards du concept de justice transitionnelle ainsi que ses mécanismes d’application, avant de se pencher sur les prémices de l’expérience Tunisienne en la matière.
Principes et mécanismes de la justice transitionnelle :
La notion de justice transitionnelle a été abordée pour la première fois dans le rapport du secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies sur le rétablissement de l’état de droit et l’administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit. Pour les Nations Unies, il s’agit donc de « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. » [4] Une définition pour le moins déroutante car elle n’avance en rien le chercheur égaré sur la nature de ce processus ou les mécanismes capables de réaliser cette tâche noble mais difficile de la réconciliation.
Ceci dit, cette définition nous renseigne sur les composantes principales de ce concept qui ont été exhaustivement étudiées au fil des expériences allant de l’Afrique du Sud et passant par l’Argentine, la Bosnie et Herzégovine ou encore le Maroc[5] . La recherche de vérité transparait comme la première étape à franchir afin de lever le voile sur les exactions passées. La tradition a fait que cette étape se fasse par le biais du travail et des recherches réalisées par des commissions extrajudiciaires et indépendantes. Celles-ci sont des entités juridiquement reconnues, créées pour établir la vérité sur les violations massives et systématiques des droits humains après une période de conflit armé ou de régime dictatorial, et déterminer la responsabilité des individus et des institutions ainsi que les causes premières et structurelles des violations. Le but ultime de ces recherches est de faciliter la compréhension collective du passé et de frayer la voie pour des poursuites judiciaires et la réparation des victimes mais surtout leur réadaptation sociale et économique.
En effet, le droit des victimes à la justice repose sur le principe fondamental reconnu par le droit international selon lequel « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial »[6]. De ce fait, il est nécessaire que le processus transitionnel, s’accompagne d’une réforme institutionnelle et structurelle de la justice et de l’administration publique en général afin de d’assurer l’intégrité et l’efficacité des mesures prises et de garantir que les violations ne puissent plus avoir lieu. L’une des techniques de réformes les plus connues est le « vetting » ou l’épuration des institutions publiques en identifiant les fonctionnaires qui ne satisfont pas aux critères de leurs fonctions. Comme tous les mécanismes de la justice transitionnelle, le « vetting » doit respecter une procédure juste et transparente afin d’assurer sa légitimité et disposer des ressources nécessaires pour sa mise en place.
Il reste que l’application de ces mesures est énormément dépendante de la spécificité de chaque expérience et de la volonté des organes qui les mettent en place. Pour sa part, la Tunisie a connu les prémices d’un processus parsemé de doutes, et marqué par l’absence d’une stratégie claire[7]. Un fait qui suscite plusieurs questions quant à l’existence d’une réelle volonté politique de pousser ce cheminement vers la réussite.
Vue d’ensemble sur les prémices de l’expérience Tunisienne en matière de justice transitionnelle :
Le 1er Novembre 2012 a été remis le projet de loi sur la justice transitionnelle, et qui devrait prochainement être proposé à l’adoption au sein de l’Assemblée Nationale Constituante pour donner naissance à une commission dénommée « l’Instance de la vérité de la dignité », ce qui déclenchera officiellement le processus de la justice transitionnelle en Tunisie. Nonobstant cela, la Tunisie a connu ce qui pourrait être considéré comme les prémices de ce cheminement.
Déjà, les poursuites déclenchées par le ministère public avaient commencé au lendemain du 14 Janvier 2011 à l’encontre du président de la sûreté présidentielle sur la base des articles 68, 69 et 72 du code pénal[8] qui s’inscrivent dans le cadre des attentats contre la sécurité intérieure de l’État. Plusieurs autres affaires ont été portées au regard de la justice contre l’ex Président, des membres de sa famille et quelques uns de ses ministres et des personnalités influentes au sein du parti du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD). Ceci dit, ces poursuites, imposées par la conjoncture révolutionnaire, ont été jugées insuffisantes car se basant sur des charges « anodines » telles que les infractions douanières, la consommation et la détention de substances illicites ou encore quelques décisions de saisie de biens mobiliers et immobiliers, etc. Des charges qui étaient donc loin de couvrir la gravité des exactions passées et qui laissaient transparaître l’absence d’une réelle volonté politique à élucider la vérité quant aux dépassements qui ont eu lieu sous l’ancien régime.
Au même temps, les tribunaux de première instance ont déféré les affaires qui portaient sur l’identification des responsables de la mort des martyrs de la révolution à la justice militaire sur la base de l’article 22 de la loi n°70 du 6 Mai 1982. Cet article stipule, en fait, que les tribunaux militaires sont compétents quand l’une des parties au litige est membre des forces de sécurité intérieure chargées de la protection de l’ordre public. L’opacité et le traitement anachronique de ces cas a aussi été jugé comme inapproprié par l’opinion publique tunisienne[9].
D’un autre côté, les décrets-lois n°8 et 7 pour l’année 2011 datant du 18 février 2011 portant respectivement création de la commission nationale d`établissement des faits sur les dépassements et abus commis au cours des événements liés à la révolution et de la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation qui a aboutit à la création d’un pôle judiciaire chargé de se saisir des affaires de corruption. Ces deux commissions s’inscrivent dans le cadre de la restauration de la justice dans cette conjoncture post révolutionnaire. Elles ont constitué, au moment de leur création, des réponses urgentes au besoin du peuple de comprendre la réalité des événements de la révolution et démasquer une longue tradition de corruption et d’illégalité qui a constitué le plus grand mal de la Tunisie moderne.
Ces tentatives qui visent, tant bien que mal, à mettre fin à l’impunité et à rétablir la vérité ou du moins à en donner l’apparence, ont connu un échec cuisant et ont failli à répondre aux attentes d’un peuple assoiffé de justice. Surtout quand les commissions d’investigations sont privées du strict minimum pour conduire leurs recherches, qu’elles ne bénéficient pas de la coopération de l’administration tunisienne et que leurs recommandations se retrouvent oubliées dans les tiroirs ou encore que les dossiers mal construits et dépourvus de preuves tangibles conduisent forcément à la relaxation des prévenus. Tous ces faux pas font craindre que l’expérience tunisienne ne finisse par se transformer en un manuel pour la justice « transactionnelle » ou du règlement de comptes institutionnalisé. En effet, il est clair que les trois gouvernements de transition qui ont suivi la révolution n’ont pas traité les questions de fond relevant de l’identification des malfaiteurs et de leur traduction devant la justice avec le sérieux qui se doit. Mais dans cette conjoncture spécifique que vit la Tunisie aujourd’hui, où les intérêts électoraux prennent le dessus sur le besoin de connaitre la vérité, les dossiers de la justice transitionnelle peuvent devenir une arme qui sert le pouvoir qui la met en place.
A cet effet, l’insistance du gouvernement à faire passer, dans un premier temps, le projet de loi sur l’indemnisation des prisonniers politiques, figurant parmi les raisons de la démission du ministre des finances Houssine Dimassi qui a considéré que c’était une usurpation des fonds publics. Ou encore le refus du projet de la réforme judiciaire par l’Assemblé Nationale Constituante au profit d’une seconde vie réinsufflée dans le corps du Conseil supérieur des magistrats désormais présidé par le ministre de la Justice, ont montré la volonté d’anticiper le processus de la justice transitionnelle d’une manière officieuse afin que celle-ci ne débouche que sur une coquille vide et sans intérêt pour un pays cherchant à construire une démocratie durable.
D’un autre côté, et nonobstant les tensions politiques autour de la question de la justice transitionnelle qui profiteront à certains acteurs de la vie politique tunisienne actuelle, le fait que le pouvoir en place ignore l’urgence de la restructuration du secteur de la justice ne nous permet pas de croire aux chances de sa réussite. En effet, garder le silence sur le manque de moyens que ce soit matériels ou en effectif et chercher à alimenter la subordination de la justice à l’exécutif ne permettra aucunement d’amorcer un processus de transition sain dans la mesure où la justice sera incapable de gérer ce flot d’affaires portés à son regard. On peut imaginer que la loi à venir tentera aussi de couvrir la période du Président Bourguiba[10], ce qui constituera dans la situation actuelle du secteur de la justice Tunisienne une charge énorme et impossible à gérer.
Toutes ces considérations motivent les craintes que la justice transitionnelle ne vienne supplanter les prérogatives de la justice normale (si on considère qu’on est là en présence d’une justice exceptionnelle) et qu’elle soit influencée par les tensions qui marquent la scène politique actuelle pour finalement déboucher sur un règlement de compte entre adversaires politiques, qu’ils soient historiques (Islamistes/Bourguibistes) ou conjoncturels (Islamistes/Opposition politique actuelle). C’est pour cela qu’avant le déclenchement de toute mesure, il faut s’assurer que la Tunisie se dote d’un système judiciaire indépendant et qui dispose des moyens matériels et humains pour installer les bases d’une justice permanente, qui non seulement est capable d’adresser le passé avec l’objectivité requise, mais pourra aussi garantir la non répétition des exactions dans les temps à venir.
Je me posais beaucoup la question de savoir si la justice transitionnelle avait un sens et je me dois de dire que le terme m’indispose car la justice ne peut pas par essence être transitionnelle. Je reprendrais donc le terme premier utilisé en 2004 dans le rapport du Secrétaire général des Nations Unies pour dire que la gestion de la justice en période de transition en Tunisie se doit de transcender les querelles politiques, les idéologies et les intérêts individuels et qu’il est impératif de renforcer les institutions de l’État en procédant en urgence à la réforme des secteurs impliqués directement dans ce processus. Il est certain aussi qu’on ne peut pas parler en Tunisie de réconciliation car le pays n’est pas passé par des événement pouvant créer une fissure telle qu’elle empêcherait le vivre en commun, je préfère donc plutôt parler d’une conciliation entre les différents acteurs pour qu’ils prennent en considération la spécificité du cas tunisien. Il faut se rappeler que la dictature en Tunisie a privé des régions entières des droits socio-économiques et que si nous devions parler de fissure sociale à guérir à l’aide de la justice en période de transition, celle-ci n’est ni raciale ni religieuse mais plutôt économique. Il est donc impératif de mettre en place des politiques de développement durables et équitables qui visent tous les Tunisiens et qui mettent fin à l’ère de la marginalisation économique dont ont longtemps souffert plusieurs régions du pays.
[1] En raison du système politique établi, et notamment en ce qui concerne les prérogatives dérisoires accordées au président de la république au profit d’une hypertrophie des pouvoirs du gouvernement et l’absence de contrepoids institutionnelle.
[2] Article 3 du Décret 2012-22 du 19 janvier 2012 portant création du ministère des droits de l’Homme et de la justice transitionnelle et fixation de ses attributions. Art. 3: « Le ministère développe un ensemble de stratégies pour traiter les atteintes aux droits de l’Homme commises dans le passé, basées sur la recherche de la vérité, le jugement et la réconciliation conformément aux principes de justice transitionnelle tel que adoptés au niveau national, afin de renforcer la transition démocratique et de contribuer à la réalisation de la réconciliation nationale. »
[3] Voir la vidéo de Klem Charaâ (Paroles de Rue), initiative lancée par le journal en ligne tunisien Nawaat pour recueillir les positions des Tunisiens sur les grandes questions qui se posent à l’échelle nationale : http://www.youtube.com/embed/JtQvPpSmiiM
[4] S/2004/616, 23 août 2004.
[5] Site Officiel de la Commission nationale pour la vérité, l’équité et la réconciliation, Royaume du Maroc, http://www.ier.ma/article.php3?id_article=470
[6] Art 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté par l`Assemblée générale des Nations Unies, le 16 décembre 1966.
[7] Wahid FERCHICHI, La justice transitionnelle en Tunisie, L’absence d’une stratégie claire et la prédominance de l’improvisation (14 Janvier-32 Octobre 2011), unité de publication et d’édition de l’Institut Arabe des Droits de l’Homme, 2012.
[8] Affaire n°19577.
[9] Et ce malgré la réforme portée par le Décret-loi n°69 du 29 Juillet 2011 modifiant et complétant le code de justice militaire.
[10] Débat ouvert à propos des Youssefites, groupe d’opposants au président Bourguiba.